Suite à l’entretien avec Sophie BRIANTE GUILLEMONT, sénatrice des Français de l’Étranger, du 15 Juillet 2025, je fus invité à rédiger une contribution à la réflexion de l’Alliance Solidaire des Français de l’Etranger (ASFE). Une version synthétique de ce travail est disponible sur le site de l’ASFE, et je propose ici la version longue originale.
Maxime Beutin, vous êtes Français résidant à Shanghai et l’auteur d’un mémoire de recherche intitulé « Un regard d’intelligence économique sur les Français de l’étranger ».
Quelles sont les grandes lignes de votre étude ?
Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un Master en Intelligence économique. Elle part d’une question simple: de nombreuses Nations reconnaissent et mobilisent leur diaspora comme levier de puissance dans divers domaines (économique, technologique, scientifique, diplomatique, et bien d’autres), en est-il de même avec la France et les Français de l’Étranger? J’ai alors effectué une recherche documentaire sur les productions des institutions françaises de ces 25 dernières années sur ces questions et cette population. Le constat est clair: la population des Français de l’étranger est largement traitée sous ses aspects administratifs et électoraux, mais elle reste, par sa taille, sa qualité et sa dispersion, encore très mal connue et très peu prise en compte dans la vie du pays.
Dans un second temps, j’ai esquissé un regard sur ce que pourrait être la contribution potentielle des Français de l’étranger dans une stratégie nationale d’intelligence économique — si elle existait — en mobilisant les trois piliers de cette discipline : le renseignement économique, la sécurité économique et l’influence. J’ai cherché à identifier l’existant, mais aussi les possibilités d’action. Une conclusion s’impose: malgré quelques initiatives méritantes, cette population reste largement sous-exploitée et sous-valorisée.
Je me suis également intéressé aux blocages et aux freins qui expliquent l’absence d’intégration des Français de l’étranger dans les réflexions géopolitiques et stratégiques mais également opérationnelles. Enfin, j’avance quelques pistes de réflexion pour construire une véritable stratégie nationale intégrant pleinement les Français de l’étranger au destin collectif.
En résumé, cette étude se veut à la fois un diagnostic, un plaidoyer et un appel à l’action. Loin d’être exhaustive, elle marque surtout le point de départ d’une réflexion plus vaste — que je continue de mener — qui agrège de nombreuses thématiques autour des Français de l’étranger, dans l’objectif de mieux les connaître et d’activer les bons leviers pour mieux les valoriser stratégiquement.
Quelles sont vos principales recommandations pour aborder les Français de l’étranger de manière plus « stratégique » ?
La première des recommandations est de fait un appel, à savoir un appel à un changement de regard. Jamais nous n’avons eu autant de Français à l’étranger, ce qui représente une opportunité inespérée pour ce peuple longtemps jugé casanier et à la fois un défi immense si nous ne savons pas garder le lien et capitaliser sur leurs trois atouts — rarement clairement nommés — que sont leur extériorité, leurs compétences clés liées à l’interculturel et l’international ainsi qu’une volonté gardée par un grand nombre d’entre eux de contribuer au pays d’origine malgré le départ. Il est temps d’accepter ce fait démographique nouveau, qui inclut le non retour d’un nombre non négligeable de ces expatriés qui deviennent de fait des émigrés, et de leur donner une place entière dans les stratégies nationales au bénéfice de la France et des Français.
La deuxième étape consiste à mettre en place une organisation institutionnelle aux compétences larges et transversales qui se libère du fonctionnement en silo de l’administration pour embrasser des réflexions et des actions dans tous les domaines possibles: la question de la diaspora française et de sa valorisation ne peut être uniquement associée à l’action consulaire ou au commerce extérieur. Le rôle d’une telle entité serait d’élaborer une authentique politique diasporique — en fonction de besoins exprimés par d’autres et de la vision globale sur l’avenir du pays — qui seraient relayées par les structures locales capables de la prolonger sur le terrain. L’introduction d’une telle politique nécessite une clarification des rôles des institutions françaises à l’étranger dans ce domaine et de leur définir des missions et objectifs tout comme pour les Français de l’étranger eux-mêmes.
Il est aussi essentiel de sortir de la méfiance de ces mêmes institutions vis-à-vis de l’acteur diasporique privé, trop souvent et indûment perçu comme une forme de concurrence. Celui-ci doit être considéré comme un partenaire à part entière, aussi bien dans l’action publique que comme partie intégrante de l’écosystème des pays de résidence sur lequel s’appuyer.
Enfin, tout cela doit passer par une communication renforcée, non seulement à destination des Français de l’étranger, mais aussi des institutions qui les entourent et des Français de l’Hexagone eux-mêmes – je pense notamment aux entreprises et aux territoires – qui pourraient trouver dans ce vivier de compétences local un appui stratégique et opérationnel précieux dans le cadre d’action d’intelligence économique et développement international.
C’est une tâche de grande ampleur, car elle exige une remise en question et l’acceptation d’un phénomène migratoire qui relève par certains égards de la blessure narcissique. Mais c’est aussi une formidable opportunité pour la France.
Comment les Entrepreneurs Français à l’Étranger (EFE) s’inscrivent-ils dans cette démarche ?
Comme déjà énoncé, on parle trop peu des Français de l’étranger, du moins de leur aspect stratégique. Mais les Entrepreneurs Français à l’Étranger (EFE) sont encore plus invisibles. Je n’ai d’ailleurs trouvé que deux documents qui leur sont spécifiquement consacrés, l’un datant de 2004 et l’autre de 2020. Autre exemple: les EFE ne figurent dans aucun chapitre du rapport 2025 au gouvernement sur la situation des Français établis hors de France, rappelant par leur absence que la diplomatie économique semble ne pas les concerner.
Or, la frange entrepreneuriale des Français de l’étranger a récemment été pertinemment qualifiée de diplomatie économique parallèle (1). Il est temps de reconnaître ces profils particuliers — auxquels les grands cadres et dirigeants Français d’entreprises étrangères pourraient être ajoutés — et d’en faire une force diplomatique et économique pleinement intégrée. Leur rôle peut aller bien au-delà du seul commerce extérieur, sur lequel se concentrent aujourd’hui les initiatives de recensement et de labellisation des CCI et des CCE. En effet, les EFE peuvent contribuer à de bien plus larges dimensions stratégiques: emploi, formation, transfert de compétences, veille, appui opérationnel aux entreprises françaises, soutien à la diplomatie économique, influence, et développement de partenariats locaux ciblés pour ne donner que quelques exemples. Par certains aspects, on pourrait même imaginer une stratégie d’intelligence territoriale appliquée à des zones hors de France grâce à leurs réseaux et leur ancrage local.
Enfin, valoriser la réussite des Entrepreneurs Français à l’Étranger permettrait de révéler le véritable visage de l’expatriation — encore trop souvent perçue à travers un prisme obsolète et caricatural —, d’infuser en France ce goût de la réussite dont le manque est souvent cité comme motivation de départ de ceux-ci, et de démontrer que, loin d’être une perte de talents, ces entreprises et leurs créateurs peuvent devenir de puissants atouts pour la France et les Français à l’international.
Pensez-vous que le terme de « diaspora » soit pertinent lorsqu’il s’agit des Français établis hors de France ?
Ce sujet est très étonnant. Dès que l’on parle des Français de l’étranger, la question de savoir si la qualification de diaspora leur est légitime ou non revient souvent. J’observe qu’environ une personne sur deux que je rencontre ou que j’interroge dans le cadre de mes travaux considère que ce terme ne correspond à aucune réalité dans le cas de la France, parce qu’il renvoie à des connotations historiques, culturelles ou religieuses associées à d’autres diasporas — par exemple indienne, irlandaise, juive, arménienne, haïtienne et bien d’autres — mais inapplicables aux Français de l’étranger. Même si ces considérations s’avèrent vraies, l’enjeu n’est pas là et cette question vient freiner la réflexion stratégique autour de cette population.
J’utilise sciemment le terme « diaspora » pour qualifier les Français de l’Étranger pour deux raisons. D’abord, son acception anglo-saxonne désigne simplement la dispersion d’un peuple à travers le monde, en atténuant les références ethnique ou religieuse. Ensuite, et surtout, parce qu’il constitue un signal fort, adressé aux Français de l’étranger eux-mêmes d’une part — pour leur rappeler qu’ils appartiennent pleinement à la communauté nationale, même au-delà des frontières — et aux institutions françaises d’autre part — pour les inciter à changer leur prisme de lecture et intégrer cette composante démographique dans leurs stratégies.
Car qui dit diaspora, dit organisation diasporique – et c’est bien cette organisation qui est recherchée puisque c’est elle qui permet de maximiser les bénéfices attendus de la diaspora par et pour le pays d’origine. En résumé, la vraie question n’est pas de savoir si les Français de l’étranger sont ontologiquement une diaspora, mais ce que nous voulons en faire et comment nous choisissons de la mobiliser. En d’autres termes, voulons-nous continuer à les nommer “ambassadeurs de la France” sans leur en donner ni la mission ni les attributs, ou voulons-nous en faire des acteurs naturels de la projection française et des contributeurs directs au destin national?
Avez-vous quelque chose à ajouter ?
J’observe que beaucoup de personnes partagent ces constats, mais je reçois aussi, de temps à autre, des messages marqués par l’incompréhension, parfois même par une certaine méfiance. Trois types d’objections reviennent régulièrement.
La première consiste à dire que de nombreuses choses existent déjà dans ce domaine. Je réponds qu’il y a effectivement des initiatives — très souvent privées — méritantes et intéressantes, mais qu’elles se heurtent à des limites intrinsèques: elles restent limitées géographiquement, sectoriellement et par leurs moyens. Surtout, elles ne sont ni généralisées ni pilotées par une vision d’ensemble.
La deuxième objection est que cette population ne serait pas mobilisable, car une partie de ceux qui sont partis auraient fui la France — notamment en raison du climat économique et politique — et ne voudraient pas contribuer à un pays dont ils ne partagent pas ou plus la vision. Certains ont effectivement fait ce choix, mais ce n’est pas le cas de tous. Je reçois régulièrement des messages de Français de l’étranger qui expriment au contraire leur envie de faire, sans toujours savoir ni comment ni par quel canal.
La troisième critique rejoint une évidence : les Français de l’étranger ne constituent pas une population homogène. Les raisons du départ et les pays d’accueil créent des profils multiples, parfois divergents. Mais cette diversité ne doit pas masquer l’essentiel : la nécessité d’organiser ce bout de France hors de ses frontières au bénéfice de tous.
J’appelle ainsi chaque Français(e) de l’étranger intéressé(e) par ces sujets à apporter son témoignage, ses réflexions et même ses contradictions afin d’alimenter une vision globale appelée à devenir force de propositions. Car dans une époque marquée par des tensions géopolitiques croissantes, la multiplication des domaines stratégiques et de nombreux défis intérieurs, il serait dommage – j’ajouterais même dommageable – que la France se prive d’un tel levier de puissance.
MB
(1) Évelyne Renaud-Garabédian, sénatrice, membre de l’ASFE, Proposition de loi visant à reconnaître et à soutenir les entrepreneurs français à l’étranger, Sénat, Séance publique du 30 mai 2023 (après-midi)