#004 | Rencontre avec Anne GENETET, députée de la 11ème circonscription des Français de l’Étranger

Lors de son dernier déplacement à Shanghai, Anne Genetet, députée de la 11ème circonscription des Français de l’Étranger et ancienne Ministre de l’Éducation Nationale, m’a fait l’honneur et l’amabilité d’un entretien autour d’un sujet qui m’anime : l’aspect stratégique des Français de l’étranger et leur potentiel rôle dans des actions d’intelligence économique. Dans cet échange, elle revient avec franchise et lucidité sur les enjeux, les freins institutionnels, mais aussi les formidables leviers que représente cette communauté souvent méconnue et sous-exploitée dans les politiques publiques françaises.

En compagnie d’Anne Genetet dans le lobby d’un grand hôtel de Shanghai.

MB: Quel regard portez-vous sur la place de la France dans le monde et sur les Français de l’Étranger à partir de votre expérience?

AG: Je vis en Asie depuis vingt ans, et certains de mes voyages, comme en Birmanie ou en Mongolie, m’ont profondément marquée. Quand, au fin fond de la steppe, vous dites que vous êtes français, les yeux de vos interlocuteurs s’illuminent. C’est cette lumière dans leur regard qui m’a fait réaliser à quel point la France évoque quelque chose d’universel, même là où on ne la connaît pas précisément. Je suis heureuse d’être née dans ce pays et j’en mesure la chance. Mais, en tant que Française de l’étranger, j’ai aussi découvert nos faiblesses : nos communautés sont peu structurées, mal connectées. Contrairement à d’autres nations, nous n’avons pas de diaspora au sens où d’autres peuvent en avoir. Pourtant, j’ai vu sur le terrain de nombreux profils exceptionnels, qui sont ou pourraient être utiles à notre pays, mais totalement inconnus des circuits officiels. Ce gâchis me révolte. J’ai créé une association, Club France Initiative, pour valoriser cette influence, et je vais au-delà de ma mission de députée quand je le peux en mettant en relation certains de nos postes consulaires et diplomatiques avec ces Français de l’Étranger utiles, mais inconnus.

Comment expliquez-vous que la France, contrairement à d’autres pays comme l’Inde ou la Chine, ne mobilise pas stratégiquement sa diaspora ?

La première explication est historique. L’expatriation française s’est d’abord construite autour de trois figures : le missionnaire, le diplomate et l’enseignant. Mais ces univers ne se parlaient pas. Les religieux, par exemple, étaient constitutionnellement séparés de l’État. Ils faisaient leur travail, souvent admirable, mais dans une totale indifférence des circuits officiels. J’en ai connu à Singapour, très âgés, isolés, ayant passé leur vie à servir la France sans jamais être intégrés dans un quelconque réseau. Ensuite, il y avait les savants, les explorateurs mais qui ne rendaient compte qu’à Paris. Ils n’avaient pas vocation à s’ancrer dans les pays, mais à explorer, observer, rapporter. Contrairement aux Britanniques qui s’installaient, nous, on repartait. C’est un trait culturel très français qui a empêché l’émergence d’un tissu local solide.

Cette logique s’est perpétuée dans nos institutions. Quand les conseillers des Français de l’étranger ont été créés, j’ai vu une résistance dans les postes diplomatiques. Leur premier mandat (2014-2020, prolongé à 2021 à cause du Covid) a été marqué par cela. Les relations étaient compliquées, les rôles mal compris, les Français de l’Étranger eux-mêmes hésitaient à s’investir dans ces fonctions. Mais cela a lentement évolué et la coopération a commencé à s’imposer à partir de la deuxième génération de conseillers consulaires (devenus conseillers des Français de l’Étranger élus en 2021), mais toujours sous l’angle du service – jamais sous l’angle de l’influence.

Et pourtant, les exemples de Français de l’Étranger influents ignorés ne manquent pas. J’en ai rencontré partout, mais je pense plus particulièrement à deux profils en Corée du Sud et en Océanie. Ils incarnent parfaitement la réussite à la française, portent nos valeurs et font rayonner notre pays, parfois bien plus que certains dispositifs coûteux, mais personne ne les considère. À l’étranger, nous ignorons les petits entrepreneurs, les artistes, les enseignants, les citoyens engagés, ceux qui, chaque jour, incarnent la France sans jamais être intégrés dans une stratégie nationale. Nous passons malheureusement à côté de nos propres forces.

Quelle est votre analyse du vide stratégique actuel, notamment dans les domaines de la diplomatie d’influence et de l’intelligence économique ?

Il est réel et profond. La diplomatie française reste focalisée sur la culture, comme en témoigne la feuille de route de 2022, qui ne parle même pas des Français de l’étranger. C’est incompréhensible. L’intelligence économique, quant à elle, est pensée par et pour les grandes entités. On ignore le potentiel microéconomique des Français à l’étranger. Et nos services économiques, sur le terrain, ne produisent que des notes très macro, souvent reprises d’institutions bancaires. Non seulement ils ne s’appuient pas sur les Français de l’Étranger hors des réseaux établis, qui auraient tant à leur apporter en termes d’informations locales voire nationales de marchés, mais ils ne consultent pas non plus les réseaux de nos voisins Européens. Le benchmarking et la coopération entre pays membres de l’UE à l’étranger est trop souvent insuffisant. Pourtant, dans ce contexte géopolitique tendu, c’est une erreur stratégique. Il faudrait une structure transversale, dé-silotée, capable de coordonner nos talents à l’étranger dispersés mais aussi de coopérer avec ceux des autres pays de l’UE.

En plein discussion sur l’aspect stratégique des Francais de l’Étranger et leur rôle potentiel dans des dispositifs nationaux d’intelligence économique.

Quels freins institutionnels empêchent aujourd’hui une meilleure reconnaissance et valorisation des Français de l’étranger ?

Ce manque de reconnaissance commence souvent dans l’administration elle-même. Et ce n’est pas une question de mauvaise volonté individuelle, mais une logique structurelle, syndicale parfois, qui voit d’un mauvais œil toute tentative de récompenser ce qui est perçu comme une “échappée” hors du cadre. En France, partir à l’étranger est souvent vu comme une forme de privilège. Et au retour, on a tendance à penser qu’on ne peut pas obtenir un deuxième privilège en accédant à un meilleur poste, qui pourtant permettrait de valoriser pleinement cette expérience. Je peux citer des exemples concrets avec le cas d’une directrice d’école, 25 ans à Singapour, au travail exemplaire, qui se retrouve remplaçante à son retour en France, ou encore un commissaire de police, fort d’une expérience rare dans la lutte contre les trafics en Asie, qui revient pour un poste administratif dans une petite ville de province. Ces personnes partent alors souvent dans le privé et/ou retournent à l’étranger. C’est un mécanisme profondément injuste, mais bien ancré. Ce sont des aberrations qui traduisent une incapacité systémique à reconnaître les compétences acquises hors de nos frontières.

Afin de lutter contre ce phénomène dans l’Éducation Nationale, j’ai donné l’instruction que soit publié un guide du retour de l’enseignant expatrié pour l’aider à anticiper sa réintégration. Mais le système reste figé. Dans une même logique, j’ai insisté pour que le Ministre délégué aux Français de l’étranger le soit aussi au commerce extérieur. Même si cela reste insuffisant, cela permet d’initier un début de stratégie. Originellement, je voulais porter les Français de l’étranger plus haut dans le gouvernement et les rattacher au Premier Ministre via un Haut Commissariat, pour affirmer une volonté politique claire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de volonté.

Pensez-vous que les initiatives privées actuelles, comme les réseaux d’entrepreneurs ou de chercheurs à l’étranger, suffisent à structurer une stratégie diasporique ?

Ces initiatives sont formidables, mais elles ont aussi leurs limites. J’ai vu naître en Océanie des réseaux de chercheurs français totalement auto-organisés. À Singapour, des artistes diffusent la culture française depuis vingt ans sans aucun appui financier institutionnel. Malgré ces efforts et ces réussites, personne n’est jamais venu les chercher pour s’en servir comme levier culturel ou d’influence. Idem pour les réussites économiques et entrepreneuriales. Sans coordination avec d’autres réseaux établis, ces efforts restent isolés

Je suis convaincue que le recensement des entrepreneurs, mais aussi de tous ceux qui ont une activité — de recherche, académique, culturelle, associative — est fondamental pour entrer dans une logique stratégique. Mais tout cela aura besoin d’animation et de coordination. Or, nos structures ne s’intéressent pour l’instant qu’aux « gros ».

Concrètement, quelles propositions feriez-vous pour intégrer pleinement les Français de l’étranger dans une logique de puissance nationale ?

Il faut d’abord commencer par un constat simple : on ne sait même pas combien on est. Le chiffre qui circule, c’est celui des inscrits au registre consulaire — mais il est totalement biaisé. Beaucoup ne s’inscrivent pas, souvent par crainte d’un lien fiscal ou simplement parce qu’ils ne voient pas l’intérêt. Certains ne renouvellent même pas leurs papiers. Résultat : on prend des décisions en se basant sur des données fausses. Donc, première priorité : se donner les moyens de mesurer cette réalité.

Ensuite, il faut reconnaître que ces Français de l’étranger — qu’ils soient entrepreneurs, chercheurs, artistes ou professeurs — sont déjà à l’œuvre. Beaucoup font rayonner la France sans qu’on les voie. Ils créent, transmettent, forment, informent et interagissent avec un tissu local dont ils connaissent toutes les arcanes. Mais on ne s’appuie pas sur eux. L’ambassade les connaît parfois, mais ne les mobilise pas. C’est un gâchis. Il faudrait structurer tout cela, leur donner un cadre, une reconnaissance, une place dans notre stratégie d’influence. Il faut aussi cesser de penser que tout doit passer par les grandes institutions ou les gros acteurs.


Un grand merci à Anne GENETET pour le temps accordé et sa disponibilité

Propos recueillis le 24 Avril 2025 à Shanghai (Chine) par Maxime Beutin, validés par Mme la Députée et diffusés avec son accord.

L’interview ici présente est le condensé d’un plus ample échange.

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